14

Tout en mangeant, Benteley essaya de leur faire partager ses sentiments :

— J’ai tué Moore parce que je n’avais pas le choix. Quelques secondes plus tard, il aurait confié Pellig à un technicien et serait retourné dans son vrai corps, à Farben. Pellig aurait continué sur sa lancée et serait venu exploser près de vous. Certains des subordonnés de Moore poussent la loyauté jusqu’à ce point.

— À quelle distance de moi devait-il exploser ?

— Il se trouvait à moins de trois milles de vous. Encore un mille, et Verrick dominait à nouveau le système.

— Le contact n’était pas nécessaire ?

— Je n’ai pu qu’examiner rapidement le circuit mais il comportait un dispositif de proximité réglé sur votre schéma cérébral. Il y avait aussi la puissance de la bombe. La loi proscrit toute arme qu’un homme ne peut tenir en main. Cette bombe était en fait une grenade à hydrogène de la dernière guerre.

— La bombe est, lui rappela Cartwright.

— Tout était fonction de Pellig ? demanda Rita.

— Un second corps synthétique est en préparation. Il est à demi achevé. Personne à Farben n’espérait un succès aussi total. La désorganisation complète du Corps des TP a été pour eux une surprise. Mais Moore est éliminé. Le second corps ne deviendra jamais opérationnel. Seul Moore est capable de le mettre au point. Les autres étaient maintenus dans l’ignorance des procédés fondamentaux – ce que Verrick savait, d’ailleurs.

— Que se passera-t-il lorsque Moore prendra contact avec Preston ? demanda Rita. Il faudra de nouveau compter avec lui, alors.

— J’ignorais l’existence de Preston, admit Benteley. J’ai détruit le corps de Moore afin qu’il ne puisse plus quitter le synthétique. Si Preston accepte de l’aider, il devra faire vite. Le corps synthétique ne durera pas longtemps dans l’espace.

— Pourquoi ne vouliez-vous pas qu’il me tue ? demanda Cartwright.

— Cela m’importait peu. Je ne pensais pas à vous.

— Ce n’est pas tout à fait vrai, précisa Shaeffer. Cette pensée était à l’arrière-plan, mais elle était là. Dès votre rupture psychologique avec Verrick, vous êtes, plus ou moins consciemment, devenu un agent en puissance travaillant pour nous.

Benteley ne l’écoutait pas :

— Depuis le début, ils se sont tous joués de moi : Verrick, Moore, Eleanor Stevens. À mon arrivée au Directoire, Wakeman a fait tout son possible pour me mettre en garde. J’étais venu pour fuir la corruption – et je m’y trouvais engagé plus que jamais : Verrick me donnait des ordres et j’obéissais. Que peut-on faire dans une société qui est entièrement corrompue ? Obéir à des lois corrompues ? Est-ce un crime que de désobéir à une loi infâme ou à un serment vicié ?

— C’est un crime, dit Cartwright lentement. Mais il est peut-être bon de le commettre.

— Dans une société de criminels, avança Shaeffer, les innocents vont en prison.

— Qui a le droit de décider que la société est composée de criminels ? continua Benteley. Comment savez-vous que votre société fait fausse route ? Comment faites-vous pour savoir quand il devient juste de désobéir à la loi ?

— Vous le savez, c’est tout, dit Rita O’Neill d’un ton ardent.

— Vous avez un signal d’avertissement dans le cerveau ? lui demanda Benteley. C’est formidable. J’aimerais bien en avoir un. Ça doit être diablement commode. Six milliards d’hommes vivent dans ce système et la plupart pensent que tout fonctionne à la perfection. Peut-on me demander d’aller à l’encontre de tous ceux qui m’entourent ? Ils obéissent tous aux lois. (Il pensait à Al et Laura Davis.) Ils sont heureux, satisfaits, ils ont un bon travail, mangent bien, sont confortablement logés. Eleanor Stevens m’a dit que j’avais l’esprit malade. Comment savoir si je ne suis pas un désaxé, un quasi-psychopathe ?

— Vous devez avoir foi en vous-même, dit Rita O’Neill.

— Tout le monde l’a. Cela court les rues. J’ai supporté la corruption aussi longtemps que j’ai pu, puis je me suis révolté. Ils ont raison, peut-être, et je suis un félon. Je crois que Verrick m’a libéré en étant infidèle au serment qui nous liait… je le crois, mais je me trompe peut-être.

— Si vous vous trompez, lui fit remarquer Shaeffer, on a le droit de vous abattre à vue.

— Je sais, mais… (Benteley dut lutter pour trouver ses mots.) Dans un sens, ce n’est pas important. Je ne respectais pas mon serment parce que j’avais peur de le rompre, mais parce que je pensais qu’il ne devait pas être rompu. Mais c’est tout. Arrivé à un certain stade, tout cela me dégoûtait tellement que je ne pouvais plus continuer à travailler pour ce système ! Je ne veux plus rien avoir à faire avec lui ! Même si l’on doit me pourchasser et me tuer.

— Cela pourrait arriver, dit Cartwright. Vous dites que Verrick était au courant de l’existence de la bombe ?

— C’est exact.

Cartwright réfléchit :

— Un protecteur n’est pas censé envoyer un serf classifié à la mort. C’est réservé aux inks. Il n’est pas censé détruire ses classifiés, mais les protéger. Le juge Waring pourrait le savoir. Il est expert en la matière. Vous ne saviez pas que Verrick était éliminé lorsque vous avez prêté serment ?

— Non, mais eux le savaient.

Cartwright se caressa le menton du dos de la main :

— Votre cause est peut-être bonne… Vous êtes quelqu’un d’intéressant, Benteley. Qu’allez-vous faire, maintenant que vous avez rejeté la règle du jeu ? Prêter de nouveau serment d’allégeance ?

— Je ne pense pas.

— Pourquoi ?

— Nul homme n’est fait pour devenir le serf d’un autre homme.

— Je ne parlais pas de cela, dit Cartwright en choisissant ses mots, mais d’un serment d’allégeance à une position.

— Je ne sais pas, dit Benteley avec lassitude. Plus tard, peut-être. Je suis fatigué.

Rita O’Neill prit la parole :

— Vous devriez faire partie de l’état-major de mon oncle.

Tous les yeux étaient tournés vers lui. Benteley resta longtemps silencieux avant de dire :

— Les membres du Corps prêtent le serment de situation et non le serment personnel, n’est-ce pas ?

— C’est exact, confirma Shaeffer. Peter Wakeman accordait une grande importance à ce serment.

— Si vous êtes intéressé, dit Cartwright en fixant Benteley de ses yeux malicieux, je peux – en tant que Meneur de Jeu – vous faire prêter serment.

— Verrick a toujours ma carte de pouvoir, répondit Benteley.

Un bref instant, une expression indicible et puissante passa sur les traits de Cartwright :

— Ah ? Ce n’est pas bien difficile à réparer.

Il fouilla dans la poche intérieure de sa veste et en sortit un petit paquet soigneusement enveloppé. Avec des gestes lents et soigneux, il ouvrit le paquet et en étala le contenu sur la table.

Il y avait là une douzaine de cartes de pouvoir.

Cartwright les tria, en choisit une qu’il examina attentivement, puis remit les autres dans le paquet qu’il referma soigneusement avant de le remettre dans sa poche. Il donna celle qu’il avait choisie à Benteley :

— Cela fait deux dollars. Et vous pouvez la garder. Chacun doit avoir sa chance dans le grand jeu.

Benteley se leva lentement, sortit deux dollars de son portefeuille et les posa sur la table, puis empocha la carte. Cartwright se leva à son tour.

— Cela me rappelle quelque chose, dit Benteley.

— Je ne sais pas comment on fait, dit Cartwright. Il faudra que quelqu’un m’aide.

— Je connais le serment, dit Benteley.

Tandis que Rita O’Neill et Shaeffer l’écoutaient en silence, il récita le serment d’allégeance au Meneur de Jeu Cartwright, puis se rassit aussitôt. Son café avait refroidi, mais il le but quand même, plongé dans ses pensées.

— Et maintenant, vous êtes officiellement des nôtres, dit Rita O’Neill.

Benteley répondit par un grognement.

Le regard intense de Rita ne le quittait pas :

— Vous avez sauvé la vie à mon oncle. Vous nous avez tous sauvé la vie. L’explosion du corps aurait certainement détruit la station entière.

— Fichez-lui donc la paix, lui dit Shaeffer.

Sans tenir compte de cet avertissement, Rita pencha son visage avide vers Benteley et continua :

— Vous auriez dû tuer Verrick aussi, pendant que vous y étiez.

Benteley repoussa brusquement sa tasse.

— J’ai fini de manger, dit-il en se levant et en quittant la table. Si cela ne vous dérange pas, je vais faire un tour.

Seuls quelques fonctionnaires du Directoire étaient dans l’allée, parlant à voix basse. Benteley marcha au hasard, essayant de calmer le tumulte de ses pensées.

Quelques minutes plus tard, Rita O’Neill apparut. Elle le regarda un moment en silence, puis lui dit :

— Je suis désolée.

— Ça va, ne vous inquiétez pas.

Elle s’approcha de lui, la respiration haletante, les lèvres entrouvertes :

— Je n’aurais pas dû dire cela. Vous en avez fait assez. (Elle posa ses doigts frémissants sur son bras.) Merci.

Benteley se dégagea :

— À quoi bon se leurrer : j’ai rompu le serment qui me liait à Verrick. Et j’ai tué Moore – il n’a pas plus d’âme que de corps. Il n’est qu’un intellectuel calculateur, pas un homme. Mais je ne toucherai pas à Reese Verrick. On ne peut pas exiger cela de moi.

Les yeux noirs de Rita lancèrent des éclairs :

— Vous devriez avoir davantage de bon sens. Mais vous avez des sentiments si nobles ! Ne savez-vous donc pas ce que Verrick fera de vous s’il vous prend ?

— Vous ne savez pas vous arrêter à temps. J’ai prêté serment à votre oncle. Cela ne vous suffit-il pas ? En théorie, je suis un félon, j’ai violé la loi. Mais je ne me considère pas comme un criminel. (Il la défia du regard.) Compris ?

Rita battit en retraite :

— Moi non plus, je ne vous considère pas comme un félon. (Elle hésita.) Essaierez-vous de lui dire ce qu’il doit faire ?

— À Cartwright ? Certainement pas.

— Vous le laisserez se charger des opérations ? Wakeman ne voulait pas y consentir. Il faut le laisser agir seul, sans intervenir.

— Je n’ai jamais dit à quiconque ce qu’il devait faire. Tout ce que je désire, c’est… (Benteley secoua la tête avec rage et tristesse.) Je ne sais pas. Être comme Al Davis, je suppose. Avoir une jolie maison, un bon travail. Vivre ma vie. (Sa voix s’enfla de désespoir.) Mais pas dans ce fichu système ! Je veux être un Al Davis dans un monde où je peux obéir aux lois. Je veux être respectueux de la loi, mais pour cela il faut qu’elle soit respectable ! Et je veux aussi pouvoir respecter les hommes qui m’entourent.

Rita resta silencieuse un moment, puis :

— Vous respectez mon oncle. Ou vous en viendrez rapidement à le respecter. (Elle s’interrompit, puis reprit avec hésitation :) Et moi, est-ce que vous me respectez ?

— Bien sûr, répondit Benteley.

— Vraiment ?

Benteley eut un sourire équivoque :

— Mais oui. En fait…

Le major Shaeffer arriva en courant :

— Benteley ! cria-t-il. Courez !

Benteley resta un moment paralysé sur place, puis il s’éloigna de Rita :

— Allez rejoindre votre oncle !

Et sortit son éclateur.

— Mais qu’est-ce…

Benteley descendit la rampe en courant. Partout, des fonctionnaires et des TP arrivaient à la hâte. Au niveau du sol, Benteley se précipita vers la paroi du ballon.

Il était trop tard.

Une silhouette bizarre, encore à demi revêtue d’une combinaison Farley, lui barrait le chemin. Eleanor Stevens, sa chevelure rouge flottant dans le vent de la course, se précipita vers lui.

— Sortez d’ici, haleta-t-elle. (Peu familiarisée avec l’encombrante combinaison, elle trébucha contre un MacMillan approvisionneur et tomba presque contre le mur.) N’essayez pas de lutter contre lui, Ted, lui dit-elle d’une voix suppliante. Courez ! S’il vous attrape…

— Je sais, dit Benteley. Il me tuera.

Un vaisseau de transport rapide venait de se poser sur le sol aride, juste devant le sphincter d’entrée du ballon. Des passagers en descendaient : un petit groupe de lourdes silhouettes qui avançaient prudemment vers l’entrée de la station…

Reese Verrick était arrivé.

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